Lauranne
Peau Damnée
Part. 2
"Les Gros Mots"


Les Marmots
(1)


Vous voyez, là, là, c'est ma peau. Je suis dedans. Rien d'étonnant là-dedans. Mais si. Parce que, comprenez-moi, il arrive que ça se passe autrement. Ce n'est pas ma peau. Ou alors, c'est bien la mienne, mais ce n'est plus moi qui suis dedans... - Tu es dehors, alors. - Si tu veux. Mais c'est plutôt l'inverse, le plus souvent. Je vois, là, une dépouille; oh, pas abandonnée, oh non. Bien vivante, au contraire, toute rose de sang et d'excitation, pleine comme une outre : une grosse dépouille à enfiler, vite fait, mal fait, en douce. - C'est dur ? - Trop facile, c'est pour ça que c'est si dur ! Parce que ça fait un effet vraiment bizarre, de se retrouver dans ce gros ventre si chaud, si tendre, à l'abri; et de sentir tout ce sang affluer dans la tête, le cœur, le sexe, et enfin les doigts. Au bout des doigts, le clavier.
- Le sexe aussi; oui, si on n'a pas l'esprit mal placé. Comme toi. - Comme elle parle !
- Je suis souvent mal placée. Parce que c'est ce qui coûte le plus, pas une place, non; ma place. Alors, je suis là, c'est à dire nulle part. Je prends ces pensées qui traînent, j'écoute tous les mots qui passent à ma portée; pour les autres, c'est vrai, je dois parfois me pencher. Me pencher si bas. Un jour, tu tomberas, ma fille ! Tout est si noir, dedans. Il y a tant de gouffres, de cris, de toiles d'araignées qui se collent sur les paupières...


- Mais ce ne sont pas tes gouffres, tes cris, tes toiles d'araignée. -Non. - Vous entendez : ce ne sont pas les siens. Elle devrait en avoir peur...- Alors, pourquoi ? - Parce ce que ce ne sont pas mes gouffres, mes cris, mes toiles. Tu as toujours aimé les araignées; les souris et les araignées. Moi ? Les peaux qui passent en sont pleines. C'est tout.


- Et pourquoi pas tu ne vas pas, toi, dans ta peau ?
- Ah, ah ! Je t'ai dit que c'était parfois une chose, parfois l'inverse. Il n'y a rien dans ma peau, non plus; en tout cas, ça ne doit pas être moi. - Rien, alors... - Sans doute parce que je ne suis rien. Je ne vois guère d'autre solution. ( Tantôt je me glisse ailleurs, dans les autres... les autres quoi, alors, ça... Et tantôt je crois que c'est comme si je m'en nourrissais, comme s'ils étaient à l'intérieur, dedans).


Tu vois, je prends ma tête à deux mains, je sors pour un temps de ce vieux sac qui me tenait chaud, je prends une grande inspiration. Ouf ! Me voilà toute nue, écorchée vive, les mains pleines de mots incendiés. Incendiés ? Oui, de cendre. Mais pourquoi ? Parce qu'ils en ont déjà réchauffé bien d'autres, voilà pourquoi. Et, quant à moi, je ne suis plus là, bien entendu. Puisque toujours nue, invisible.


Mais qu'est-ce que je veux bien pouvoir dire par là ? Eh bien, je vais te raconter une histoire, courte, rassure-toi. Déjà, quand j'étais petite... Mais, bon, c'est d'une histoire courte dont il est question. Si je peux... ? Mais non ! Alors, j'en ai eu assez de ces défroques puantes, trop épaisses, ou trop fines. - Merci, c'est gentil ! Parce qu'aucune n'est à ma taille... Elles perdent leurs poils... Elles sont toutes usées, déformées aux coudes et aux genoux. Les plis du ventre pendent n'importe comment sur les boutons dorés. Les cols sont trop durs; les poignets s'effilochent et couvrent mes doigts... - Mais qu'est-ce que vous nous voulez donc ? Si nous ne vous plaisons pas, pourquoi est-ce que vous courrez après nous depuis tout ce temps ?... Assez. La mienne, elle serait taillée pour moi, tout en étant aussi vaste que n'importe laquelle. Donc, j'ai pris ma tête, pas une autre, bien entendu, à deux mains; et j'ai pris mon élan.


- Tu es tombée ? - Pas tout de suite, pas vraiment. On tombe sur le sol, on y creuse d'ailleurs un trou, où on meurt. C'est ça, tomber. Tandis que là... Bon, j'ai voulu écrire une histoire; pas une de celles qui existent déjà, si on peut penser qu'elles n'existent pas déjà toutes, mais une combinaison vraiment personnelle, vraiment originale, de mots. Mais enchaînés par le pouvoir du sens, se donnant la main à jamais. Voici, mesdames et messieurs, un tronçon incorruptible de cohérence folle, un autobus à l'assaut des plages blanches! Celui-là s'élance à sa manière vers le soleil... Et voilà une ribambelle de marmots en goguette. Et sans regarder ni à droite, ni à gauche... Au risque d'être écrasée... Écrasée sous le poids. C'est ce qui m'est arrivée.
- Trop de mots, sans doute. Ou trop de vide. Trop de mots vides.


- Pas du tout ! Vois-tu, je m'étais dit cette fois, je vais m'y mettre vraiment, sortir le grand jeu, tout le tralala. Une vraie fausse histoire. Je vais faire l'écrivain. Moi, madame, telle que vous me voyez, telle que je m'agite devant vous, si superficielle, si bavarde... Je suis un écrivain. D'ailleurs, regardez : je prends quelque chose de très, mais très éloigné de moi, et c'est moi, oui, moi, cette fois-ci, qui vais lui donner une âme. Dans ce rien ? Je vais insuffler de la vie dans le corps des mots, et ils vont se lever d'un seul bloc. Ils feront corps, unis comme les doigts de la main, sous l'étendard d'une seule âme, une âme de papier. Je serai le bras de cette main. Mon âme sera au bout, toute bardée de peau bien grasse. Et lourde ? Peut-être bien... C'est si fragile, une dentelle de sens... Alors, à moins de l'afficher, toute roide, clouée au mur d'entrée : " Ici, phrase " sublime ". Ne pas toucher. Propriété privée. Défense d'entrer. "...
-Tu l'as déchirée ?


- Non, seulement les mots des autres. Ce n'est pas possible... Dire cela ! Elle était pleine de sang, de vie. Et en même temps si faible, si inoffensive. Toute neuve. Une peau encore trop blanche... Et les mots l'ont atteinte. D'un autre. Mais j'ai promis la brièveté.
J'ai tapé, tapé, tapé les mots un à uns, oui, j'ai semé, puis tuteuré, griffé, enté, taillé, palissé parfois, oui, j'avoue, et élagué, découpé, embouti, marqué au coin, gravé, marqué. Mais pas vendu, oh non, pas vendu !
Et me voilà avec l'Œuvre.

"Les Marmots", partie 2