Lauranne
Samia
Part.2 extrait
 
Samia se forçait à sourire, mais ses yeux brillaient bizarrement. Elle ouvrait la bouche, dénudant ses larges gencives sanglantes, et ses moignons de dents.
Bobbi avait des crocs ainsi. Mamie disait qu'elle n'y avait pas touché, mais toutes ses dents se terminaient en formant un plan bizarre... À force de ronger sa chaîne.

Est-ce que Samia continuait aussi à user la sienne, toutes les nuits ? S'imaginait-elle attachée à une carcasse de voiture incendiée, elle aussi ? Sauf que, elle, ça ne pouvait plus être qu'un vilain rêve. Le chien était mort un jour, de vieillesse.


Tout le monde meurt un jour de vieillesse. Quelquefois, la vieillesse arrive si vite qu'on n'a le temps de ne rien voir... Par surprise, méchamment. Et ça doit faire mal... Alors, les autres s'enlisent dans le vomi de la mort, dans la puanteur de la surprise, dans la masse visqueuse du corps abandonné sur le sol. Ils meurent aussi. Ils disparaissent. Ils fuient. Ça coule dehors, partout. Le sol est recouvert de mousse noire. On y patine. Les mouches sont à la fête !


L'autoroute passe dans le jardin, suspendue grâce à un vilain pont de béton qui veut ressembler à un aqueduc. La vieille voiture est devenue un monticule de ronces, et donne des mûres en automne, de grosses mûres noires, pulpeuses, granuleuses et sucrées. Mais il les préfère plus acides, encore rouges et croquantes. Il salive énormément. C'est amer. C'est bon. Quand elles sont trop mûres, le goût douceâtre ne survit pas à la chaleur, et les fruits dégorgent; alors la tarte baigne dans son jus noir, elle est toute molle et brune, sans goût...

Jamais il n'est revenu par ici. Tout est détruit. Il n'y a pas de pont. Toute la ferme est ensevelie sous les bas côtés de l'autoroute. Le prunier émerge encore parmi la végétation jaunâtre d'une aire de repos. Ce qu'il est vieux ! Son tronc est lacéré d'inscriptions stupides. Il est manchot d'un côté. Le service d'entretien le taille ras, et évite au maximum les fruits, que des mômes pourraient reluquer... Oh, il le sait bien ! On s'agrippe, on tire par ci, par là. Les semelles s'usent sur l'écorce. Et on finit par casser les branches. Normal.
Le bois rugueux entre dans les chairs, raye le gras des cuisses. Tendre les bras. Tant d'efforts pour des guignes !

Plein les oreilles de bruit. Camions, petites motos pétaradantes. Hurlements, toujours, des gosses odieux qu'on ne bat même pas...
Est-ce que c'était lui ? Pas d'autoroute, juste une grande étendue de bruyère et de genêts jaunes. Des petites mouches jaunes en grappes sur le vert profond. On en fait des balais. C'est souple, et ça fait mal. Des lanières de fouet qui zèbrent la peau. Han ! Non, ce n'est pas moi. Pas moi. Je vous jure. Je te jure, Mamie; je n'ai pas cassé le verre. Je n'ai pas fait exprès de salir mes genoux.


Samia caresse sa poitrine plate, son thorax rayé d'os, où les côtes accrochent la lumière. Elle dit que, ce qui est intéressant chez un modèle, c'est la façon dont la lumière joue avec. Et c'est ingérable. En tout cas, qu'on ne compte pas sur elle pour attraper des tours de reins !

- Toi, tu es vraiment un pauvre type de me dire ça. Si tu savais... Les hommes, ils jouent les mijaurées. Le coup de la pudeur, tu connais ? Et, ensuite, ils se fatiguent.
Allongée sur le dos, cuisses ouvertes sur un petit val touffu de noirceur odoriférante.
- C'est ça, j'attire les mouches... Arrêtes de me mater. Tu me fais gerber, sale con ! Ce soir, tintin... Tu ne crois pas que tu es verni ? À deux cents balles la passe, tu vis comme un émir ! Alors, je fais grève, petit délégué syndical à la con. Vas le dire à tes cocos...

Là-bas, le ronronnement de l'autoroute mange tout ce qui l'entoure. Où est enterré Bobbi ? Mamie l'a certainement jeté dans un trou. C'est trop encombrant, la poubelle. Et le ramasseur, un vieux type en charrette, avec un vieux canasson marron, ne passe pas forcément toutes les semaines...
Ça pue, quoi !


La langue dehors, pelé, le ventre dilaté par les gaz. Des vers qui sortent par l'anus. Toi, on ne te mangera pas. En tout cas, je n'en voudrais pas. Après, les vers vous mangent par dedans. Et on pète.


Samia, je t'ai entendue !

C'est vrai qu'il n'y a guère de place, dans Samia. Quand il la regardait, Bob se demandait parfois où pouvait bien se loger tout ce qu'on appelle "les organes "... Comment faisait-elle, sa voix, pour trouver là un outil à sa résonance, pour emplir tant d'espace en partant de si peu ? La voix de Samia était immense, terrible. Elle envahissait tout. Et c'était alors comme si toute la pièce, les murs, l'immeuble entier, le quartier, se retrouvaient submergés par sa voix, son cri.
Tués.
Anéantis.
Transpercés.


L'herbe crisse sous la sandale. À la saison chaude, sur les monticules, où l'eau glisse sur les pentes argileuses, entre les blocs de granit, on dirait de la paille. Dans les petits trous cylindriques, plantés de biais dans le sol, les grillons vivent. Casqués. La vie est un combat.
Et les poules les mangent. Elles plantent leur bec dedans, et on voit les pattes qui remuent quand elles les avalent.
- La vie, mon petit Bob, c'est manger ou être mangé ! Elle le sait bien, la Rosa... Et les poules, quand elles mangent des vers, hein !
Et Mamie se dressait, gigantesque, soufflant et ahanant, une main sur le dos, l'autre déjà refermée sur le grand couteau. Pas si grand, sans doute. Mais affûté, et pointu. Pointu, oui : on le plante dans la cavité autour de l'œil, et on tourne...

Couper le cou. Et la tête du canard continue son chemin toute seule. Non, pas le corps : la tête; avec des mouvements de bec. Des soubresauts, comme un ressort qui se tendrait, puis se détendrait brusquement. Dans un petit sursaut. Clac, clac !
Les pattes, elles pétrissent le vide...

La tête reste muette. Comment cela se faisait-il ? D'habitude, un canard, ça crie fort quand on lui fait mal.
- Il n'a pas mal, c'est un canard. C'est une bête. C'est bête. Ça comprend pas. Ça n'a pas d'âme.
- Et moi, Mamie ?

 
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