Lauranne

Mes Oulipettes

(extraits)

Si vous aimez l'OULIPO !

À la manière de

Fernando Pessoa


LE BERGER

Voici une poésie de Fernando Pessoa, poète portugais, (1888/1935), traduite en français :

Le Gardeur de Troupeaux (*)

Je n'ai jamais gardé de troupeaux,
Mais c'est vraiment tout comme.
Mon âme ressemble à un berger,
Elle connaît le vent et le soleil
Et marche la main dans la main avec les Saisons,
Poursuivant son chemin et regardant.
Toute la Paix de la Nature sans les hommes
Vient s'asseoir auprès de moi.
Mais je suis triste comme l'est un coucher de soleil
Pour notre imagination,
Lorsqu'au fond de la plaine le temps fraîchit
Et que l'on sent la nuit entrer
Comme un papillon par la fenêtre.

(*) Traduction de D. Touati, La Différence, 1989.

Ici, à vouloir rester trop près d'une traduction littérale, on a perdu en route un peu (!) de ce qui faisait peut-être la poésie, non?

Et si nous nous inspirions bêtement d'exemples illustres, pour donner à notre texte ce souffle irremplaçable du génie?

L'œil

Jamais je n'aurais eu d'animaux à garder,
Mais c'est tout comme si je l'avais déjà fait,
Car en réalité mon âme est un berger,
Poursuivant sans trêve les grands troupeaux défaits.

Le vent solitaire qui court dans la montagne,
Comme le soleil immobile des journées,
L'Esprit qui souffle et l'œil serein qui l'accompagne,
Sont les seules sciences qu'elle daigne étudier.


Ses amies sont les saisons puisqu'elle leur donne
Cette main puissante qui portait autrefois
Le bâton et la musette comme personne,
Quand l'œil ouvert elle suit son chemin de foi.


Toute la paix de la Nature solitaire
Alors accourt pour se coucher contre mes flancs.
Je suis ainsi comme une bête de misère
Et je cherche la chaleur sur son corps tremblant.

Mais je suis triste comme un grand soleil du soir,
Comme il se présente à notre imagination,
(Ô la peine des crépuscules en nos mémoires!)
Lorsque de la plaine le froid monte du fond.

Et l'on peut sentir alors la nuit qui pénètre
Comme l'aile d'un papillon par la fenêtre.
Victor Ragot

Le Gardien

Jamais je n'ai gardé d'animaux sous les cieux,
Mais j'aurais pu le faire car mon âme sans peine,
Depuis que la Nature en conjuguant les dieux
En vain s'épuise sur la Terre trop humaine,

Déchiffre aisément la chanson délicieuse
Du soleil et du vent, aux mots mystérieux,
Comme lirait, seule, une géante studieuse
Au grand livre ouvert qui s'ouvre dans les cieux.

Avec les saisons, main dans la main elle marche.
La Paix entière de la Nature inhumaine
Vient s'asseoir alors près de moi sous la grande arche,

Lorsque le froid s'avance du fond de la plaine,
et que l'on peut sentir la nuit qui pénètre,
comme se glisse un chat pilleur par la fenêtre.

Isabeau Delair

Voici une version personnelle :

Le Saute-Ruisseaux

Je n'ai jamais de troupeaux gardé
Mais c'est pareil
Mon âme ressemble à un berger
Vent et Soleil
Sont connus d'elle
Ma foi

Elle donne la main aux saisons
L'oil en éveil
Cherchant les bêtes en perdition
Elle surveille
D'étroits chemins
En croix

Quand des plateaux aux vallons personne
Ne se réveille
La paix de la Nature sans homme
Vient sans sommeil
Coucher auprès
De moi

Mais je suis triste comme un soleil
Couchant se rêve
L'imagination en éveil
Quand dans la plaine
Du fond s'élève
Le froid

Et que l'on sent la nuit qui pénètre
Comme un papillon par la fenêtre
Ondée Rapp


Concluons donc en imaginant, avec terreur ou délectation, c'est selon, ce que Proust aurait fait de ce même texte:


À l'ombre des troupeaux en fleurs

Jamais, autant que mes sens se souviennent, je n'ai gardé de troupeaux, si malhabile que soit ma mémoire.
Quand se présentent à mes yeux ces pans de lumière tout droit sortis de ces images compassées mais illuminées par le souvenir, et de ce rose tirant vers le mauve qui s'étire en bandes lisses et pâles sur le ciel, par la réverbération de l'air contre le crépuscule, comme ces diaporamas aux couleurs fanées dont on pourrait croire que leur auteur, pris par quelque enthousiasme malsain pour les taches que le vin nouveau imprime sur la blancheur des nappes, en avait laissé traîner une toile imbibée sur toute la surface; alors je me sens comme si j'en avais déjà gardé, tant l'image de ces blocs compacts d'êtres laineux, taches, eux aussi, sur les parois bleuies des montagnes, me semble faire partie intégrante des fragments recomposés par la lanterne magique de mes réminiscences.

Car mon âme est comme un berger. Elle appartient à cette catégorie, qui se sent encline à abriter dans ses solides replis ses consoeurs égarées sans doute par le chant de quelque sirène, tant elle a l'habitude de ce dont sont capables le vent et le soleil à l'encontre des voyageurs, comme ce que l'inconfort leur doit, ou la quiétude tranquille du bonheur.

Mon âme les connaît bien. Et bien que constituée d'intangible, informelle, en fait, sans l'être réellement puisque je m'adresse parfois à elle comme à une entité qui vivrait en moi et en investirait le même corps, cette même âme donne sa main aux saisons, pâle, et dont les doigts sont semblables à ces petits poissons rouges qu'on voit parfois dans les mares, et que le reflet blanc des aubépines en fleurs recouvre d'un halo mauve. Alors, saisissant cette paume ouverte comme on relève une nasse, elles marchent avec elle sur les chemins, lesquels rayent le paysage de leurs bandes jaunes, comme s'il s'était agi de la robe vineuse de madame de Guermantes, partitionnée par les vitraux qui traçaient sur elle les rubans poudrés d'or de leurs reflets.

Et cette gardienne garde l'oeil ouvert sur les routes. Loin de se disperser, comme aurait pu le croire quelque penseur pour qui la sinuosité de l'esprit n'est qu'une des multiples voies vers la perdition, attentive au troupeau dont elle s'est elle même attribué la responsabilité, elle suit sa voie; c'est à dire celle qu'elle estime lui être dévolue parce qu'étant, de par sa forme et son orientation, la plus à même de la guider vers la zone indistincte du désir, et du non-désir.
Et chaque bête au flanc des montagnes lui semble être une des multiples taches qu'on voit au visage des jeunes filles qui refusent l'ombre, et dont la peau trop rose exhibe les marques de leur faute. Toute la Paix d'une nature que l'homme a temporairement déserté vient alors s'asseoir auprès de moi.

Mais je suis triste, étant par là semblable à ce que notre imagination se représente comme étant un soleil couchant, par la mélancolie dont nous en imprégnons l'image, tant à cause du besoin que nous avons parfois de mettre de la tristesse en toute chose pour justifier notre état d'esprit et le faire ainsi s'accorder aux moindres événements de la journée que par le goût de notre esprit pour les représentations mélodramatiques de nos sentiments intérieurs, et le plaisir que nous avons à les voir figurer dans la réalité.

C'est bien cette émotion qui m'envahit quand le froid monte du fond de la plaine. Et l'on peut sentir alors, la nuit qui entre par la fenêtre, accompagnant l'ombre mauve véhiculée par l'air qui s'est dépouillée peu à peu de ses différentes couleurs au fur et à mesure que la disparition du soleil se faisait plus effective, comme une femme ôte pièce par pièce les atours qu'elle avait revêtu pour séduire l'homme qu'elle aime, et qu'elle voit maintenant s'éloigner puis disparaître au coin de la rue.
Omar S'Elprust


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